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Lundi 21 février 1966

 

Les conséquences du dégel tinrent Carmine si occupé qu’il ne put aller voir Mme Smith que près d’une semaine après que Desdemona le lui eut suggéré. Au demeurant, il ne voyait pas en quoi elle pourrait l’aider dans son enquête, d’autant plus que chacun savait désormais que le Prof ne reviendrait pas au Hug.

La température remonta, le vent tomba ; c’était un temps idéal pour les manifestants, encore froid, mais pas déplaisant. Dans tout l’État, le couvercle posé par les conditions météorologiques sur l’agitation raciale se mit à fondre. Il y eut des violences un peu partout.

À Holloman, Mohammed el Nesr interdit strictement toute émeute. À ce stade de son action, il n’entrait pas dans ses plans de risquer mandats de perquisition et arrestations. La Brigade Noire et ses dirigeants dissimulaient un formidable arsenal d’armes dont il ne fallait révéler l’existence à aucun prix. Sans être aussi nombreux qu’il l’aurait espéré, ses disciples se rassemblèrent en groupes devant la mairie, les bâtiments administratifs du comté, la gare, la résidence de M.M. et, bien entendu, le Hug, criant des slogans et agitant le poing. Leurs pancartes dénonçaient le monstre du Connecticut, tueur de Noires, Blanc que la police ne voulait pas arrêter.

— Ce qu’il faut, dit Wesley à Mohammed, c’est mettre en lumière la discrimination raciale. Les filles du Blanc sont en sécurité, mais pas les autres. Même le gouverneur dans sa tour d’ivoire ne peut dire le contraire. Toutes les villes industrielles du Connecticut sont à quatre-vingts pour cent noires, on n’a rien à craindre.

Mohammed el Nesr avait bien l’air de l’aigle auquel il avait emprunté son nom arabe : un homme au nez aquilin, d’une taille et d’une carrure imposantes, aux cheveux courts, cachés sous une coiffure qu’il avait conçue lui-même et qui ressemblait un peu à un turban légèrement aplati. Au début, il s’était laissé pousser la barbe, puis avait estimé qu’elle dissimulait trop un visage que rien ne pourrait jamais faire paraître bestial, cruel ou laid. Il se déplaçait avec l’aisance précise de l’ancien militaire qu’il était : du temps où il s’appelait encore Peter Scheinberg, il avait atteint le rang de colonel dans l’armée de terre. Et il avait deux diplômes de droit.

Au 18 de la 15e Rue, son quartier général était rempli de livres, car c’était un lecteur insatiable d’ouvrages de droit, de politique et d’histoire. Il étudiait le Coran avec ferveur, et savait mener les hommes. Pour autant, il cherchait encore le meilleur moyen de mener à bien sa révolution ; les villes industrielles étaient majoritairement noires, mais le pays tout entier appartenait au Blanc et n’était pas totalement urbanisé, loin de là. Il avait d’abord pensé recruter des disciples au sein des militaires, mais ses collègues noirs, quoi qu’ils puissent penser en privé, avaient rarement été tentés de rejoindre sa cause. En quittant l’armée, il s’était donc installé à Holloman, pensant qu’une telle ville, pas très importante, serait le meilleur endroit pour attirer les masses des ghettos, qu’une pierre jetée dans cette mare y ferait naître des ondes qui s’étendraient de plus en plus loin. Très grand orateur, il avait certes été invité à prendre la parole à New York, Chicago, ou Los Angeles, mais partout les dirigeants locaux étaient jaloux de leurs prérogatives et refusaient de le considérer comme quelqu’un d’important. À cinquante-deux ans, il savait qu’il manquait de l’argent et de l’organisation nécessaires pour attirer les gens comme il l’aurait voulu. Beaucoup refusaient de le suivre, lui préférant Martin Luther King, pacifiste et chrétien.

Et voilà que ce petit minable venu de Louisiane jugeait bon de lui donner des conseils. Comment avait-il pu le laisser faire ?

— J’ai réfléchi à ce que tu nous as dit voilà deux mois, poursuivit Wesley, tu te souviens ? Que notre mouvement avait besoin d’un martyr. J’y travaille !

— C’est bien, mon gars, je suis fier de toi. En attendant, retourne sur la 11e Rue.

— Comment se présente la manif de dimanche ?

— Très bien. Je pense qu’on va pouvoir rassembler cinquante mille personnes. Maintenant, laisse-moi, il faut que je rédige mon discours.

Comme il en avait reçu l’ordre, Wesley rejoignit donc la 11e Rue, où il fit savoir que Mohammed el Nesr prendrait la parole dimanche prochain sur le Green. Chacun devait non seulement y aller, mais aussi convaincre ses amis et ses voisins de venir.

C’est quand même dommage, songea-t-il, qu’aucun Blanc n’ait l’idée de descendre Mohammed. Quel martyr il ferait ! Mais on n’était pas dans le Sud, avec ses Rednecks, ses membres du Klan et ses néonazis. Ici, c’était le Connecticut, un des treize États fondateurs des États-Unis, le paradis de la liberté de parole.

 

Carmine savait que, contrairement à ce que pensait Wesley, le Connecticut comptait bon nombre de racistes blancs, mais qui s’en tenaient presque tous à bavasser, ce qui ne coûtait rien. Chacun d’entre eux était toutefois surveillé de près, car il n’était pas question que quelqu’un puisse abattre Mohammed el Nesr dimanche prochain. Carmine avait donc entrepris de le protéger, de déterminer où seraient placés les tireurs d’élite de la police, ou combien de flics en civil pourraient rôder aux environs d’une manifestation anti-Blancs. Mohammed el Nesr ne devait à aucun prix devenir un martyr.

Le samedi soir, un véritable blizzard fit tomber, en une seule nuit, près de quarante centimètres de neige, tandis qu’un vent glacial assurait qu’aucune manifestation n’aurait lieu à Holloman. Sauvé par les intempéries, une fois de plus, songea Carmine.

 

Débarrassé du devoir de surveillance des manifestations, le lieutenant put donc emprunter la Route 133 et se rendre chez Mme Smith.

— Les garçons sont partis à l’école très déçus que la neige ne soit pas tombée, dit-elle en l’accueillant. Ils espéraient tellement ne pas aller à l’école...

— J’en suis navré pour eux, mais ravi pour moi, madame Smith.

— Vous parlez de la manifestation prévue hier ?

— Exactement.

— Dieu aime la paix, dit-elle simplement.

— Alors, pourquoi ne la fait-il pas régner davantage ?

— Parce que, après nous avoir créés, Il est parti ailleurs, quelque part dans un univers immense. En nous créant, Il a inséré dans notre mécanisme un rouage qui nous fait aimer la paix. Puis ce rouage a cessé de fonctionner, et bang ! Mais Dieu est trop loin pour revenir, à présent.

— C’est une théorie intéressante.

Eliza le conduisit dans la cuisine.

— J’ai fait des gâteaux papillon, en voulez-vous ? Je vais nous préparer du café, pour les accompagner.

Carmine découvrit qu’il s’agissait de cakes dont on avait ôté la partie supérieure, qu’on avait évidés, puis remplis de crème fouettée. Les couvercles, coupés ensuite en deux moitiés, étaient disposés de manière à faire penser à des ailes. Ces gâteaux étaient délicieux.

— Alors, lieutenant, dit-elle, qu’est-ce qui vous amène ?

— Desdemona Dupré. Elle m’a dit que je devrais parler avec vous des gens du Hug, parce que c’est vous qui les connaissez le mieux. Accepterez-vous, ou m’enverrez-vous promener ?

— Il y a trois mois, je vous aurais éconduit, mais maintenant les choses ont changé. Vous savez sans doute que Bob ne retournera pas au Hug ?

— Oui. Tout le monde semble être au courant, d’ailleurs.

— C’est une tragédie, lieutenant. Il est brisé. Il a toujours eu un côté obscur, je le savais depuis le début.

— Qu’entendez-vous par « côté obscur », madame Smith ?

— La dépression, le puits sans fond, la vacuité... Ce sont les termes qu’il emploie. C’est arrivé pour la première fois peu après la mort de Nancy, notre fille, qui a succombé à une leucémie. C’était notre aînée. Elle avait sept ans à l’époque, elle en aurait seize aujourd’hui.

— Vous avez une photo d’elle ?

— J’en ai des centaines, mais je les cache, à cause de Bob. Attendez une minute.

Elle revint avec l’une d’elles, manifestement prise avant sa maladie : une fillette adorable aux cheveux blonds bouclés, aux grands yeux bleus, avec la bouche un peu pincée de sa mère.

— Merci, dit-il en retournant le cliché avant de le poser sur la table. Comment s’est-il sorti de cette dépression ?

— Grâce au Hug. S’en occuper l’a sauvé. Mais ce ne sera pas le cas, cette fois-ci. Il ne sortira plus de sa cave et de ses trains.

— Comment la situation se présente-t-elle pour vous, financièrement parlant ?

— Aucun problème. Nos deux familles nous ont laissé des héritages importants, nous ne sommes pas contraints de gagner notre vie. Quelle perspective terrifiante pour deux enfants de vieilles familles comme nous ! Le travail, toujours le travail !

— Et vos fils ?

— Ils hériteront à leur tour. Ce sont de bons garçons.

— Pourquoi le Prof les bat-il ?

Eliza Smith ne tenta pas de nier.

— Son côté obscur. Entendons-nous bien, ça n’arrive pas souvent, seulement quand ils l’agacent, quand ils abordent des sujets délicats.

— Je me demandais s’ils allaient se joindre à leur père pour jouer avec les trains.

— Je crois qu’ils préféreraient mourir plutôt que de descendre dans la cave. Bob est très... égocentrique.

— C’est ce que j’avais remarqué.

— Il a horreur d’avoir à partager ses trains, c’est d’ailleurs pourquoi ils ont voulu tout saccager. Il vous a raconté l’ampleur du désastre ?

— Oui, il m’a dit qu’il lui avait fallu quatre ans pour tout remettre en état.

— Ce n’est pas vrai. Les garçons avaient cinq et sept ans. En fait, ils se sont contentés de semer un peu de désordre, mais il les a battus férocement. J’ai dû lui arracher le fouet, et lui dire que s’il recommençait, j’irais voir la police. Il a compris que je parlais sérieusement, même s’il les fouette encore de temps à autre. Mais jamais sous le coup de la fureur, comme il l’a fait à la suite de l’histoire des trains. Il les critique souvent, prétendant qu’ils ne sont pas dignes de leur sœur aînée, qui pourtant, croyez-moi, n’était pas une sainte.

— Les choses n’ont pas dû être faciles, pour vous, madame Smith.

— Sans doute, mais rien dont je ne puisse venir à bout.

— Parlez-moi de Walter Polonowski et de sa femme.

Eliza secoua la tête.

— Une histoire de fous ! Elle croyait qu’il était contre la contraception, il croyait qu’elle la refuserait. Ils ont donc eu quatre enfants alors qu’en fait ils n’en voulaient aucun, et ce avant de pouvoir se connaître réellement. C’est dur de se faire à la vie commune, surtout quand l’autre change sous vos yeux en quelques mois. Paola est bien plus jeune que Walt. Elle était très jolie autrefois, assez semblable physiquement à Marian. Quand elle a découvert la vérité sur leur liaison, elle aurait dû se taire. Elle a quatre enfants à élever, Walt aurait été sa vache à lait. Mais elle devra se contenter d’une pension alimentaire, car elle n’a aucune chance de trouver du travail, bien sûr. Walt ne lui donnera pas un dollar de plus qu’il ne doit, il va vendre la maison, et comme celle-ci n’est pas encore remboursée, Paola ne touchera pas grand-chose. Pour couronner le tout, Marian est enceinte, si bien que Walt sera contraint de payer l’entretien de deux familles. Il lui faudra donc s’établir comme praticien, ce qui est vraiment dommage, car c’est un bon chercheur.

— Vous êtes très pragmatique, madame Smith.

— Il en faut bien une dans la famille.

Prenant soin de ne pas la regarder, Carmine annonça :

— Il se raconte que le Hug va cesser d’exister, du moins sous sa forme actuelle.

— La rumeur est sans doute vraie, et ça va rendre les choix plus faciles pour certains chercheurs : Walt, Maurice Finch... Lui aussi est un homme brisé, à cause de la tentative de suicide de Schiller, comme de la découverte du corps de cette malheureuse fille. Mais j’ai surtout de la peine pour Charles Ponsonby.

— Pourquoi ? demanda Carmine, surpris.

— Charles n’est pas un chercheur très brillant, dit Eliza avec une neutralité étudiée. Bob le traîne depuis l’ouverture du Hug. C’est lui qui le guide dans ses travaux, et tous deux le savent, une sorte de complicité les unit. Je ne crois pas que quiconque le sache, à part moi.

— Et pourquoi votre époux fait-il cela, madame Smith ?

— À cause de très, très, très vieux liens. Nous autres Smith, Ponsonby et Courtenay – ma famille – venons tous des mêmes vieilles lignées. Ça remonte à des générations. De plus, Bob et moi avons vu la destinée détruire les Ponsonby.

— La destinée ?

— Len Ponsonby, le père de Charles et de Claire, était immensément riche, comme ses ancêtres. Ida, leur mère, venait d’une famille très aisée de l’Ohio. Puis Len a été assassiné, en 1930, je crois, en tout cas peu après le krach de Wall Street. Il a été battu à mort dans la gare d’Holloman par une bande de vagabonds qui ont tué deux autres personnes de la même façon. On a accusé la crise économique, l’alcool de contrebande, tout cela... En tout cas, personne n’a jamais été arrêté pour ce triple meurtre. Len avait perdu toute sa fortune lors du krach, si bien que la pauvre Ida s’est retrouvée pratiquement sans un sou. Elle a dû vendre les terres des Ponsonby. Une femme très courageuse !

— Comment avez-vous connu Charles et Claire ? demanda Carmine.

— J’étais dans la même classe que Claire, à l’école. Charles et Bob étaient également ensemble, avec quelques classes d’avance sur nous.

— Mais Claire est aveugle !

— C’est arrivé en 1939, juste après le début de la guerre en Europe, elle avait quatorze ans. Sa vue n’avait jamais été très bonne. Elle a été victime de décollements de rétine simultanés, elle est devenue aveugle pour ainsi dire du jour au lendemain. Horrible ! Comme si cette pauvre femme et ses trois enfants n’avaient pas assez souffert.

— Trois enfants ?

— Oui. Claire est la plus jeune, Charles l’aîné, Morton entre les deux. Il était fou, ne parlait jamais à personne, ne semblait pas se rendre compte de l’existence des autres. Il avait aussi des accès de violence. Il n’est jamais allé à l’école. Bob dit que de nos jours, on le considérerait comme autiste.

— Vous avez eu l’occasion de le voir ?

— De temps à autre. Mais Ida Ponsonby redoutait qu’il ne se mette en fureur, et l’enfermait quand nous venions jouer. Ce qui arrivait rarement, c’étaient Charles et Claire qui venaient chez Bob ou chez moi.

Carmine s’efforça à grand-peine de garder son calme. Quelle histoire incroyable ! Un frère dément ! Conscient que son interlocutrice le regardait, il posa une question prudente :

— À quoi ressemble Morton ? Où est-il aujourd’hui ?

— Il ne ressemble plus à rien, lieutenant. Tout s’est passé très vite, en quelques jours, peut-être une semaine. Claire est devenue aveugle, Ida Ponsonby l’a envoyée dans une école spécialisée à Cleveland, où elle avait de la famille. Elle était à peine partie que Morton est mort, d’une hémorragie cérébrale, je crois. Bien entendu, nous sommes allés à l’enterrement. On imposait de ces choses aux enfants, à cette époque ! Le cercueil était ouvert, nous avons dû nous pencher pour l’embrasser sur la joue. C’était la première fois de ma vie que je sentais l’odeur de la mort.

Elle frémit, puis continua :

— Pauvre enfant, il avait enfin trouvé la paix. Il est enterré avec le reste de la famille dans le vieux cimetière de la Vallée. Physiquement, il ressemblait tout à fait à Charles et à Claire.

Carmine n’avait pas eu le temps d’échafauder une nouvelle hypothèse qu’elle était déjà réduite en miettes. Impossible qu’Eliza Smith invente tout cela. L’histoire était forcément vraie. Certaines familles, sans qu’on sache pourquoi, étaient vouées aux tragédies.

— On dirait qu’il y a comme une tare chez eux, finit-il par dire.

— Oui, oui. Bob l’a compris en fac, dès qu’il a abordé l’étude de la génétique. Pas chez les Ponsonby, mais il y avait des antécédents dans la famille d’Ida. Qui est devenue folle à son tour un peu plus tard. J’ai dû la voir pour la dernière fois lors des funérailles de Morton. Claire étant à Cleveland, je n’allais plus chez eux.

— Quand est-elle revenue ?

— Quand Ida est devenue complètement folle, peu de temps après Pearl Harbor. Charles et Bob n’ont jamais été mobilisés, ils ont passé la guerre à faire leurs études de médecine. Claire est restée deux ans à Cleveland, elle a appris à lire le braille, à marcher avec une canne blanche. Elle a eu de nombreux chiens. Biddy est la quatrième.

Carmine se leva, accablé par l’ampleur de sa déception. L’espace d’un instant, il avait vraiment cru que l’affaire était élucidée, qu’il avait enfin découvert qui étaient les Fantômes. En fait, il n’avait pas progressé d’un pas.

— Merci pour vos gâteaux, madame Smith. D’après vous, y a-t-il d’autres membres du Hug à qui je devrais m’intéresser ? Tamara ?

Il hésita un instant et ajouta :

— Desdemona Dupré ?

— Ce ne sont pas des meurtrières, lieutenant, pas plus que Charles et Walt. Et Tamara est l’une de ces femmes qui ont le malheur de ne jamais pouvoir trouver l’homme qu’il faut.

Elle eut un petit rire avant de conclure :

— ... et Desdemona est anglaise.

— Ce qui résume tout, pour vous ?

— En effet. Ils l’ont amidonnée quand elle était petite.

Carmine dit au revoir à Mme Smith et repartit d’un pas lourd vers la Ford.

 

Il pouvait, et même devait, se rendre chez Claire Ponsonby et lui demander pourquoi elle lui avait menti sur sa cécité. Cette femme avait vraiment connu bien des tragédies : un père assassiné, la disparition de la fortune familiale quand elle avait cinq ans, la perte de la vue à quatorze. À seize ans, elle avait été contrainte de revenir s’occuper de sa mère devenue folle, et ce pendant plus de deux décennies. Pourtant, Carmine n’avait pas discerné en elle le moindre apitoiement sur soi. Une sacrée femme. Mais pourquoi lui avait-elle menti ?

Biddy se mit à aboyer dès que la Ford emprunta le chemin d’accès du 6, Ponsonby Lane. Claire était donc là.

— Lieutenant Delmonico ! lança-t-elle avec gaieté en ouvrant la porte, tenant la chienne par son collier.

— Comment saviez-vous que c’était moi ?

— Le bruit de votre voiture. Elle doit avoir un moteur très puissant, on l’entend de loin. Venez donc dans la cuisine.

Elle s’y dirigea sans jamais effleurer le moindre meuble. Biddy s’y coucha dans un coin, les yeux fixés sur Carmine.

— Elle ne m’aime pas, dit-il.

— Elle n’aime pas grand monde, ne vous inquiétez pas. Que puis-je faire pour vous ?

— Me dire la vérité. Je viens de voir Mme Smith, qui m’a expliqué que vous n’étiez pas aveugle de naissance. Pourquoi m’avoir menti ?

Claire soupira.

— Parce que quand je dis la vérité, je déteste devoir répondre aux questions qui viennent ensuite. Qu’avez-vous ressenti après être devenue aveugle ? C’était vraiment dur ? Et ainsi de suite, à n’en plus finir. Je peux vous dire que c’était comme une condamnation à mort, que c’est la pire chose qui me soit jamais arrivée. Vous venez de rouvrir mes blessures, lieutenant, et elles saignent. Vous êtes satisfait ?

Elle lui tourna le dos.

— Je suis navré, mais il fallait que je vous pose la question.

— Je sais, je sais, répondit Claire en souriant.

— Mme Smith m’a également dit que Charles et vous aviez un frère, Morton, mort brusquement à l’époque où vous êtes devenue aveugle.

— Eliza a toujours la langue aussi bien pendue ! Vous devez être beau, elle a toujours eu l’œil pour ça. Pardonnez-moi si je me montre un peu mesquine, mais elle a eu ce qu’elle voulait, et moi pas.

— Je vous comprends, mademoiselle Ponsonby.

— Morton est mort alors que je venais de partir pour Cleveland. On n’a même pas pris la peine de me faire revenir pour les funérailles. Il est décédé si brusquement qu’il y a eu une enquête officielle, si bien qu’on aurait eu le temps de me ramener avant l’enterrement. En dépit de sa démence, c’était quelqu’un de très doux. Quelle tristesse...

Va-t’en, Carmine, tu as fait assez de mal pour aujourd’hui.

— Je vous remercie, mademoiselle Ponsonby, et je suis désolé de vous avoir fait de la peine.

Une enquête officielle... Cela signifiait que le dossier était dans les archives de Caterby Street. Il enverrait quelqu’un le chercher.

Retournant à Holloman, Carmine fit un crochet pour visiter l’ancien cimetière de la Vallée, pratiquement abandonné depuis près d’un siècle, car devenu trop petit. On y trouvait par dizaines des tombes au nom de Ponsonby, dont certaines extrêmement anciennes. La plus récente était celle d’Ida, décédée en novembre 1963. Morton était mort en octobre 1939, Léonard Ponsonby en janvier 1930. Les tombes étaient toutes d’une banale simplicité, les Ponsonby ne faisaient pas étalage de leur chagrin. Pas plus que les Smith, se dit Carmine en trouvant la tombe de Nancy, simple et dépouillée.

Remontant dans sa voiture, le lieutenant se demanda ce que deviendrait Charles Ponsonby après la disparition du Hug, et sans les conseils du Prof. Ouvrirait-il un cabinet ? Sûrement pas. Il se pourrait même qu’il ne trouve de travail nulle part. Il n’avait donc aucune raison de détruire le Hug.

 

Carmine entra en grommelant dans le bureau de Patrick et s’écroula dans un fauteuil.

— Comment ça va ? demanda son cousin.

— Tu sais ce qui me plairait, en ce moment, Patrick ?

— Non, quoi ?

— Un bon échange de coups de feu sur le parking de la fac, de préférence au pistolet-mitrailleur. Ou alors une bonne rencontre avec dix truands masqués retenant en otage le personnel de la First National City Bank. Un peu d’action, quoi !

— Ça, c’est une remarque de flic qui a mal au cul à force d’être assis tout le temps.

— Tu as fichtrement raison. C’est vraiment une affaire pénible, je ne fais que parler, parler, parler à n’en plus finir. J’en ai vraiment ras le bol.

— J’ai appris que Jill Menzies a fait des croquis à partir des descriptions de la patronne de Tinker Bell. Qu’est-ce que ça a donné ?

— Rien, répondit Carmine. Tiens, au fait, Pat, toi qui as de la mémoire, est-ce que tu te souviens d’un triple meurtre à la gare, en 1930 ? Trois personnes ont été battues à mort par une bande de vagabonds. Le père de Charles et Claire Ponsonby était l’une des trois victimes. Il venait de perdre tout l’argent de la famille dans le krach financier, l’année précédente.

Patrick réfléchit, puis secoua la tête.

— Non, ça ne me dit rien. Quand j’étais gamin, ma mère veillait à ce que je n’apprenne jamais ce genre d’histoires. Mais en tout cas, il y aura un dossier là-dessus dans les archives. Tu connais Silvestri, il hésite à jeter un Kleenex usagé, et ses prédécesseurs étaient encore pires.

— Oui, je sais. Je comptais même envoyer quelqu’un à Caterby Street pour le sortir, mais puisque je n’ai rien de mieux à faire, je vais y aller moi-même. Les tragédies des Ponsonby m’intéressent.

 

Les archives policières, médicales, cadastrales – il en existe près d’une centaine de catégories différentes – sont toujours le cauchemar des fonctionnaires. En 1950, lorsqu’on avait rebâti l’hôpital d’Holloman, les siennes occupaient un sous-sol entier. Devenu commissaire dix ans plus tard, John Silvestri avait farouchement bataillé pour que soit conservé le moindre bout de papier de la police locale, y compris ce qui datait du temps lointain où voler un cheval vous valait d’être pendu. Puis une société locale, qui produisait du béton, fit faillite. Silvestri harcela tous les responsables pour qu’ils lui donnent l’argent nécessaire à l’achat des locaux, qui occupaient près d’un hectare et demi sur Caterby Street, une zone industrielle particulièrement mal famée à l’époque, où les prix de l’immobilier étaient donc assez faibles. La police d’Holloman acquit donc l’endroit pour douze mille dollars.

Sur le terrain se dressait un vaste entrepôt qui jusque-là abritait camions et équipement. Toutes les archives de la police y furent déposées, sur des rayonnages métalliques. Deux grands ventilateurs, à chaque bout du bâtiment, assureraient une circulation d’air qui protégerait le papier de la moisissure.

Les deux archivistes en poste y menaient une vie assez confortable, installés dans une remorque placée à l’entrée de l’entrepôt. L’homme de peine donnait un coup de balai de temps en temps tandis que sa collègue, autrement qualifiée, préparait une thèse de doctorat sur l’évolution de la délinquance à Holloman depuis 1650. Aucun des deux ne témoigna du moindre intérêt envers Carmine ; ils lui indiquèrent simplement le secteur où il devrait chercher.

Dix-neuf boîtes de grande taille abritaient les archives de l’année 1930, et il y en avait presque autant pour les rapports du coroner datés de 1939 : la Dépression aidant, la criminalité n’avait fait que croître pendant cette période. Carmine dénicha vite le compte rendu de l’enquête sur la mort de Morton Ponsonby, en octobre 1939, puis chercha celui de l’enquête sur l’assassinat de Leonard Ponsonby. Il était bien à sa place.

PONSONBY, Leonard Sinclair, homme d’affaires, 6, Ponsonby Lane, Holloman, Connecticut, âgé de 35 ans, marié, trois enfants.

Carmine alla s’installer à une table sous une verrière pour examiner les trois dossiers : deux pour Ponsonby, un pour les deux autres victimes anonymes. Sans compter celui de Morton Ponsonby, qu’il examina en premier.

La mort du jeune homme avait été si brutale que le médecin de famille avait refusé de signer le certificat de décès. Rien n’indiquait qu’elle lui avait paru bizarre ; il voulait simplement qu’on procède à une autopsie pour savoir si quelque chose lui avait échappé au cours des années précédentes, car il était très difficile d’approcher Morton, et plus encore de le soigner. Sa mort, toutefois, n’était pas due à une hémorragie cérébrale, comme le croyait Eliza Smith. Le rapport ne mentionnait rien de tel, ce qui signifiait que le pathologiste avait dû y voir l’effet d’une crise cardiaque. Sans être du calibre de Pat, l’homme avait procédé à tous les tests possibles pour détecter la présence d’un poison quelconque, sans en trouver. L’examen du cerveau ne montrait aucune anomalie qui aurait pu être à l’origine de sa psychose, dont le médecin notait qu’elle était répandue dans la famille. Le pénis, de grande taille, n’était pas circoncis, les testicules n’étaient que partiellement descendus. Pour 1939, c’était vraiment un travail d’analyse exhaustif.

Carmine passa ensuite à Léonard Ponsonby. Le crime avait été commis au milieu du mois de janvier 1930, pendant l’un des hivers les plus froids qu’ait connu le Connecticut. Parti de Washington, le train était arrivé avec deux heures de retard, à cause de la neige. Lors du trajet, on avait même demandé aux voyageurs de descendre avec des pelles pour dégager la voie. Ils s’étaient exécutés, craignant de mourir de froid. Un wagon était occupé par un groupe d’une vingtaine d’hommes, des chômeurs qui espéraient trouver du travail à Boston, destination finale du convoi. Ils étaient très agressifs, souvent ivres, et n’avaient accepté de pelleter qu’avec la plus grande réticence. Le train s’était arrêté à Holloman pour un quart d’heure ; cherchant à se restaurer, les voyageurs s’étaient regroupés dans le buffet, beaucoup moins cher que le wagon-restaurant, peu fréquenté.

Détail intéressant : Léonard Ponsonby comptait monter à bord pour se rendre à Boston. C’est du moins ce qu’indiquait son billet. Plus surprenant encore, il avait préféré attendre dehors dans le froid et, aux dires d’un témoin, paraissait vouloir se faire oublier, alors qu’il aurait pu entrer pour se réchauffer dans la salle d’attente ou monter dans le train dès son arrivée.

Il était 21 heures, et le convoi était le dernier de la journée. La vingtaine de vagabonds n’était pas descendue à Holloman ; tous disparurent quelque part entre Hartford et la frontière avec le Massachusetts. C’est bien pourquoi on les avait soupçonnés et, après des recherches stériles, rendus responsables du triple meurtre.

Léonard Ponsonby, une femme et une fillette gisaient dans la neige, le crâne fracassé, défigurés par les coups, méconnaissables. Le sac à main de la femme contenait un dollar et quatre-vingt-dix cents en pièces de monnaie, un mouchoir et deux cookies. Son sac de voyage abritait des sous-vêtements propres, mais très bon marché, pour une adulte et une petite fille, des chaussettes, des bas, deux écharpes et une robe de fillette. La femme était jeune, l’enfant devait avoir dans les six ans. Ponsonby, disait le rapport, était bien vêtu, il avait un diamant dans sa cravate, quatre autres à chacun de ses boutons de manchette en platine et son portefeuille contenait deux mille dollars.

Tout cela parut très bizarre à Carmine. Un homme riche, seul, une femme et une enfant très pauvres, apparemment sans rapport avec lui. Le vol n’était pas le mobile du meurtre. Tous trois attendaient dehors, dans la neige, alors qu’ils auraient pu se réchauffer dans la salle d’attente, auprès d’un radiateur. En tout cas, une chose était certaine : les vagabonds du train n’étaient pour rien dans l’histoire.

Qui était la personne visée ? Car les deux autres n’étaient que des témoins de hasard, tués parce qu’ils avaient vu le meurtrier, qui avait témoigné d’une horrible sauvagerie. Pile, c’était Léonard Ponsonby. Face, la femme. Et si la pièce tombait sur la tranche, la fillette.

Il n’y avait aucune photographie de l’une ni de l’autre ; sans doute la mère et la fille, ou au moins des parentes. Les trois victimes avaient été assassinées avec un instrument contondant, mais le policier chargé de l’enquête n’avait pas vu ce qui parut évident à Carmine : Léonard Ponsonby avait été tué le premier. Sinon, il se serait défendu. La femme et l’enfant étaient restées là, paralysées par la terreur, avant que leur tour ne vienne. Celui qui maniait l’instrument – Carmine pariait pour une batte de base-ball – était arrivé par-derrière et avait frappé Ponsonby avant que celui-ci ait remarqué que quelqu’un s’approchait. Comme un fantôme.

Quand Carmine sortit, les deux archivistes étaient partis, une demi-heure avant l’heure de fermeture. Il le signalerait à Silvestri. Carmine s’en fut donc avec les trois dossiers, assuré que les deux employés ne se rendraient même pas compte de leur disparition avant qu’il ne les leur rende. Deux petits bureaucrates un peu escrocs, pensant non sans raisons que personne ne s’intéressait suffisamment à eux pour remarquer leur petit manège. Ils avaient tort.

Avant de revenir au bâtiment des services administratifs du comté, Carmine passa au Holloman Post pour en consulter les archives. Le meurtre de Léonard Ponsonby avait fait la première page. Une telle violence était quasiment inconnue en 1930. Le journal avait tout de suite accusé un fou échappé d’un asile et, même lorsqu’on accusa les vagabonds, s’était obstiné, déclarant que le dément devait venir d’un autre État.

 

Tout cela fit que le lieutenant arriva en retard chez Malvolio, où Desdemona l’attendait.

— Désolé, s’excusa-t-il en s’asseyant. Tu peux désormais te faire une idée de ce qu’est la vie d’une femme de flic. Des retards incessants et des repas qui refroidissent. Heureusement que tu ne fais pas la cuisine ! C’est pour ça que tout le monde chez nous mange chez Malvolio.

— Ça ne me déplaît pas, répondit-elle en souriant. J’ai déjà commandé, mais j’ai demandé à Luigi d’attendre. Tu es très généreux de payer à chaque fois, sans me laisser régler ma part.

— Dans ma famille, un homme qui laisse une femme payer est lynché aussitôt.

— On dirait que pour une fois, ta journée a été bonne.

— Oui, j’ai trouvé beaucoup de choses. Le problème, c’est que je crains d’avoir affaire à des fausses pistes. Mais ça m’a fait du bien de trouver, pour une fois.

Il prit sa main.

— Et c’était très intéressant de te trouver.

— Même chose pour moi, Carmine.

— En dépit de cette horrible affaire, ma vie est bien meilleure, ces derniers temps, et vous y êtes pour quelque chose, délicieuse enfant.

Personne n’avait jamais appelé Desdemona ainsi. Elle rougit et resta immobile, sans savoir que répondre.

Six ans plus tôt, à Lincoln, elle avait cru être amoureuse d’un homme merveilleux, un médecin. Jusqu’à ce qu’un jour, arrivant devant sa porte, elle ne l’entende parler avec quelqu’un en ces termes :

— Desdemona ? Mon cher, les femmes laides vous sont toujours si reconnaissantes que ça en vaut vraiment la peine. Elles font de bonnes mères, et il n’y a pas à s’inquiéter du passage du facteur ou du laitier. C’est un bon compromis, non ? Et nos enfants seront intelligents et de grande taille.

Dès le lendemain, elle avait entrepris d’émigrer aux États-Unis, en se jurant que plus jamais elle ne serait victime d’une telle cruauté.

Et maintenant, grâce à un tueur sans visage, elle vivait avec Carmine dans son appartement, en pensant, peut-être à tort, qu’il l’aimait de la même manière qu’elle l’aimait. Les mots ne coûtaient rien, le médecin de Lincoln l’avait amplement démontré.

Carmine, je t’en supplie, ne me laisse pas tomber !